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Alexandre-Evariste Fragonard

Grasse, 1780 – Paris, 1850

 

Henri IV, Sully et Gabrielle d’Estrées, 1819

 

Huile sur toile

78 × 63 cm

 

Bibliographie

R. Duffeix, Alexandre-Évariste Fragonard (1780-1850), Fragonard fils, Paris, 2022, p. 53 et 192, n°P25

 

 

Fils et élève du célèbre Jean-Honoré, neveu de Marguerite Gérard, Alexandre-Évariste Fragonard entre en 1792 dans l’atelier de David. Exceptionnellement doué – il expose au Salon dès l’âge de treize ans ! –, il dessine alors des allégories révolutionnaires et peint pour le concours de 1802 une composition évoquant la paix d’Amiens. L’Empire fait de lui un ornemaniste et dessinateur de modèles pour la Manufacture de Sèvres (la colonne de porcelaine célébrant la campagne d’Allemagne – Versailles, musée national du château – est sa contribution la plus notoire à cette industrie) ou pour le décor du palais du Corps législatif (devenu palais Bourbon) : il expose au Salon de 1810 quatre projets de bas-relief pour cet édifice, traduits en sculpture par Gaulle et Boichot pour le salon de l’Empereur, avant d’être détruits sous la Restauration. À partir de 1819, Fragonard multiplie aux Salons les tableaux à sujets « gothique troubadour » qu’il traite avec une incontestable verve picturale : François Ier armé chevalier par Bayard et François Ier et le Primatice (1819 et 1827, deux plafonds pour les salles du musée Charles X au Louvre), L’Entrée de Jeanne d’Arc à Orléans (Salon de 1822, détruit) ou Marie-Thérèse présentant son fils aux Hongrois (idem, Grasse, musée Fragonard). Même si ses esquisses pour le concours de 1830-1831 destinées à la décoration de la Chambre des députés (Mirabeau et Dreux-Brézé et Boissy d’Anglas saluant la tête du député Ferraud à la Convention, Paris, musée du Louvre) ne sont pas retenues, Fragonard reçoit de nombreuses commandes sous la monarchie de Juillet, dont plusieurs compositions pour le nouveau musée historique de Versailles (Bataille de Marignan, 1836, Versailles, musée national du château), ainsi que des tableaux religieux pour les églises parisiennes. Artiste habile et inventif, doté d’une imagination subtile, Alexandre-Évariste Fragonard a su harmoniser tout au long de sa carrière la verve picturale provenant de l’influence paternelle avec un goût pour le trait néoclassique.

 

Au Salon de 1819, Fragonard expose plusieurs peintures très remarquées dont un Henri IV, Sully et Gabrielle d’Estrées, un sujet à l’iconographie – l’intimité amoureuse des grands hommes – très novatrice. Parmi les anecdotes concernant les relations entre Henri IV et sa maîtresse, publiées à plusieurs reprises[1], il en est une qui illustre plus particulièrement les dangers de la séduction exercée par la Belle Gabrielle sur Henri le Grand. C’est en 1598 que le duc de Sully est nommé surintendant des finances. Gabrielle d’Estrées, qui avait appuyé cette nomination, pensait pouvoir compter sur le ministre. Mais la même année, celui-ci refuse de faire payer par l’État les frais du baptême – somptueux – du deuxième fils de Gabrielle et d’Henri IV, Alexandre de Vendôme. « Elle s’emporta en reproches contre le roi, et en injures contre Sully […]. Elle alla jusqu’à dire à son amant “qu’elle devait mourir de honte de voir soutenir un valet contre elle, qui portait le titre de maîtresse”. “C’en est trop”, répondit Henri ; “si j’étais réduit à l’extrémité de choisir de perdre l’un ou l’autre, je me passerais mieux de dix maîtresses comme vous que d’un serviteur comme Sully”[2] ».

 

C’est le moment choisi par Fragonard : à gauche, Sully, un peu en retrait, se tait ; au centre, Henri IV, qui désigne son ministre du doigt pour appuyer ses paroles, regarde d’un air sévère sa favorite ; celle-ci semble sur le point de s’évanouir devant le camouflet infligé. Sous son côté anecdotique, la scène représentée est plus profonde qu’il peut sembler de premier abord et a une véritable portée morale. Tous les récits relatifs à Henri IV, qu’ils soient historiques, romancés ou théâtralisés, insistaient sur la trop grande ascendance que Gabrielle d’Estrées avait sur le roi et sur la priorité donnée à ses envies et plaisirs. En refusant pour une fois de satisfaire sa belle, Henri IV apparaît comme le souverain idéal qui décide de suivre son devoir de roi plutôt que son cœur. Fragonard décrit donc un souverain exemplaire, modèle pour la monarchie de la Restauration qui cherche à retrouver une légitimité.

 

L’œuvre de grand format exposée au Salon de 1819 est aujourd’hui perdue, ayant été découpée en morceaux dont seuls subsistent deux fragments avec les têtes d’Henri IV et de Sully (collection particulière) mais elle a été gravée en 1824 par Pierre-Nicolas Gérault et l’on conserve le modello de petit format (Tokyo, Fuji Art Museum)[3]. Notre œuvre est probablement une première version, très légèrement différente de la peinture du Salon de 1819 : Gabrielle d’Estrées apparaît vêtue d’un élégant chapeau à larges bords, tandis que la garde de l’épée du souverain est mieux dégagée, renforçant par là même son image de monarque détenteur des pouvoirs régaliens. En haut à droite, on discerne un écu qui pourrait être une allusion, assez fantaisiste, aux armoiries de la maison d’Estrées. La différente la plus importante est qu’au centre de la composition, Fragonard ouvre un paysage avec un château, peut-être une évocation du château de Pau, lieu de naissance d’Henri IV. Dans le tableau définitif, ce paysage sera remplacé par le panache blanc du souverain. Objet aussi emblématique que politique, le rôle de ce couvre-chef en tant que signe de reconnaissance et son importance dans la constitution de la légende henricéenne ne pouvaient être ignoré par un artiste tel que Fragonard. S’écartant de sa technique habituelle, lisse et minutieuse, Fragonard adopte ici une facture libre et lumineuse rappelant l’art de Rubens, notamment dans la figure de la favorite, proche des effigies d’Hélène Fourment. Servie par un beau métier pictural, les trois figures de notre tableau, pleines de vivacité, forment un triangle dynamique où le souverain et le ministre dominent de toute leur hauteur la malheureuse Gabrielle, exprimant l’essentiel du drame représenté.

 

Nous remercions Madame Rébecca Duffeix, spécialiste de l’artiste, qui nous a fourni des éléments précieux pour la rédaction de cette notice.

 


[1] Voir notamment Jean-François de La Harpe, Les Amours de Henri IV, roi de France, Paris, 1807, ou Pierre Colau, La Belle Gabrielle, ou les Amours de Henri IV, Paris, 1814, cités par T. Laugée, « Les grandes maîtresses de l’art français », dans L’Invention du passé, histoire de cœur et d’épée en Europe, 1802-1850, Lyon, musée des Beaux-Arts, 2014, p. 67-75.

[2] A.-H. de Lapierre de Châteauneuf, Favorites des rois de France, depuis Agnès Sorel, d’après les sources les plus authentiques, Paris, 1826, p. 144-145.

[3] R. Duffeix, op. cit., p. 52-53 et 192-193, n°P26 et P27.



 
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